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Alors que le pharaon Kamès serrait entre ses mains celles d’Anat qui venait d’expirer. Féline découvrait avec horreur le corps ensanglanté du Moustachu qui respirait encore. Elle constata que la plupart des blessures n’étaient que superficielles, mais l’oreille gauche était presque complètement tranchée.
— Un calmant, vite !
L’un des assistants de la Nubienne lui apporta un petit vase globulaire qui contenait un puissant anesthésique à base d’opium. Entrouvrant la bouche du Moustachu, elle lui en fit absorber une dose suffisante pour qu’il n’éprouve aucune souffrance pendant plusieurs heures.
Avec un filet de lin imprégné de sève de sycomore, elle relia les deux parties de l’oreille après avoir nettoyé la plaie et ôté les fragments de tissu menacés de nécrose. Puis, à l’aide d’aiguilles en bronze et de fil de lin, elle recousit.
— Tu crois que ça réussira ? demanda l’Afghan.
— Quand je fais quelque chose, rétorqua Féline, vexée, je le fais bien. Veux-tu que je m’occupe de ton épaule droite ? À première vue, elle ne semble pas brillante.
L’Afghan tournait de l’œil. Plus gravement atteint qu’il ne voulait l’admettre, il s’effondra.
— Demi-tour ! ordonna le pharaon, après avoir enveloppé dans un linceul le corps de la femme qui s’était sacrifiée afin de lui sauver la vie.
— Les hommes sont épuisés, objecta le gouverneur Emheb, lui-même à bout de forces.
— Nous devons montrer aux Hyksos que nous sommes capables de reprendre l’offensive.
— Majesté…
— Ordre à tous les bâtiments de la flotte : demi-tour et cap sur Avaris. Que les soldats se lavent, qu’ils se changent et se préparent au combat.
Se réglant sur l’amiral Lunaire, les bateaux effectuèrent la manœuvre.
Féline sortit de la cabine où elle avait installé les blessés.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à Emheb, assis sur des cordages.
— Nous repartons à l’assaut d’Avaris. Les Hyksos nous croient en fuite, le roi pense que l’effet de surprise sera décisif L’amiral Jannas n’a pas encore eu le temps d’organiser la défense de la ville.
— Mais nos pertes sont lourdes, et l’ennemi nous est supérieur en nombre !
— Exact, reconnut Emheb.
— Cet amiral n’est-il pas un redoutable chef de guerre que même une attaque-surprise ne suffira pas à démonter ?
— Encore exact.
— Donc, si nous lançons cet assaut, nous mourrons tous ?
— Toujours exact.
La chaleur, le soleil, les eaux scintillantes du Nil… La vigie hyksos crut être victime d’un mirage.
Non, ce ne pouvait pas être un bateau ennemi qui revenait vers Avaris !
Pas un seul bateau, mais deux, trois, davantage… La flotte entière de Kamès !
Par signes, la vigie prévint ses collègues qui relayèrent le message jusqu’à Jannas, lequel étudiait déjà le futur système de défense de la capitale avec ses officiers.
— Ce petit roi devient un redoutable adversaire, estima Jannas. Il veut nous prendre à la gorge bien qu’il n’ait qu’une chance sur cent de réussir. À sa place et à son âge, j’aurais peut-être commis la même folie.
— Courons-nous un réel danger ? s’inquiéta l’un des officiers.
— Kamès ignore l’importance des renforts que je n’ai pas encore utilisés et qui sont massés au nord d’Avaris. C’est pourquoi il court au suicide.
À la proue du vaisseau amiral, le pharaon songeait à Ahotep. Si elle avait été présente, la reine n’aurait pas agi autrement. Comment les Hyksos auraient-ils pu supposer que les Égyptiens trouveraient les ressources nécessaires pour reprendre le combat ?
La sombre mine des marins, y compris celle de l’amiral Lunaire, indiquait à Kamès qu’ils jugeaient sa décision insensée. Mais il savait qu’aucun ne reculerait.
— Une vigie nous a repérés, annonça l’amiral. Devons-nous continuer à grande allure. Majesté ?
Kamès fut incapable de répondre. Le fleuve se confondait avec le ciel, les rives tournoyaient. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage.
— Majesté… Vous vous sentez mal ?
La sensation de vertige était telle que Kamès vacilla. Lunaire l’aida à s’asseoir.
— Auriez-vous été blessé ?
— Non… non, je ne crois pas.
— Féline doit vous examiner.
Allongé sur le pont, Kamès respirait avec peine. La Nubienne ne décela aucune blessure.
— C’est une maladie que je ne connais pas, avoua-t-elle. Il faut donner à boire au roi et le laisser se reposer dans sa cabine.
— Dois-je ordonner l’attaque ? demanda Lunaire.
Kamès mit plusieurs secondes à comprendre la question et à percevoir ce qu’elle impliquait. Son cerveau fonctionnait au ralenti, et il dut accomplir un effort intense pour formuler sa réponse.
— Non, amiral. Restons ici quelques heures, puis prenez la route de Thèbes.
— La flotte égyptienne se retire, amiral, déclara son second.
Jannas fit la moue.
— Devons-nous la poursuivre ?
— Surtout pas, répondit l’amiral. À l’évidence, Kamès veut nous attirer dans un piège. Il nous a prouvé qu’il pouvait de nouveau attaquer Avaris et il souhaite susciter cette réaction de notre part. Plus au sud, il y a d’autres troupes commandées par Ahotep. Si nous poursuivions Kamès, nous tomberions dans la gueule de cette panthère.
— Quels sont vos ordres, amiral ?
— Ôtez les épaves du port de commerce, enterrez les morts et consolidez au maximum les défenses de la capitale. Je veux être prévenu dès qu’un bateau ennemi pointera sa proue.
Jannas avait beaucoup de détails à régler, notamment la réorganisation des forces armées. Désormais, il voulait être réellement leur commandant en chef, sans subir l’influence de Khamoudi et de sa milice. Impossible, certes, de stigmatiser l’attitude irresponsable du Grand Trésorier auquel l’empereur accordait sa confiance dans les domaines de la gestion et de l’économie ; mais il faudrait qu’Apophis admette que l’armée de libération n’était pas qu’un ramassis d’incapables et qu’il y avait bel et bien une guerre à livrer, une guerre entre la Basse et la Haute-Égypte, entre le Nord et le Sud.
En raison de leur rapidité, les navires de combat égyptiens n’avaient pas tardé à rejoindre les trois cents cargos remplis de marchandises arrachés de haute lutte aux Hyksos. Tout au long du parcours en direction de Thèbes, villes et villages libérés faisaient un véritable triomphe à la flotte de Kamès.
Une fabuleuse nouvelle se répandait : le pharaon avait vaincu les Hyksos, la couronne blanche était victorieuse ! Partout s’organisaient des banquets et des concerts. Partout, l’on chantait et l’on dansait. Dans le ciel d’été brillait un vrai soleil qui dissipait les ténèbres.
Malgré son épuisement, le pharaon se tenait à la proue du vaisseau d’or lors des principales étapes, notamment à Memphis, à Atfih, à Sako, à Hermopolis et à Cusae, hauts lieux de ses victoires. Acclamé par son peuple, Kamès avait cru que la vigueur reviendrait. Mais les vertiges l’épuisaient, ses jambes se dérobaient, et il devait rester allongé sans parvenir à trouver le sommeil.
— Nous approchons de Thèbes, constata le Moustachu dont l’oreille se guérissait. Je ne comprends pas pourquoi la reine Ahotep s’y est retirée au lieu de nous rejoindre à Avaris.
— Je ne comprends pas davantage pourquoi notre service de pigeons messagers a été interrompu, ajouta l’Afghan, encore un peu chancelant.
— En tout cas, notre percée nous a conduits jusqu’à Avaris et nous avons résisté à Jannas !
— Bel exploit, mais l’empereur et sa citadelle sont indemnes. Et je doute que les troupes de l’amiral restent éternellement sur la défensive.
Le Moustachu, lui aussi, songeait au prochain affrontement au cours duquel Jannas ne manquerait pas d’utiliser ses armes lourdes.
Mais pour l’heure, il y avait les rives verdoyantes de Thèbes et une foule ivre de joie qui attendait les héros afin de les congratuler et de fêter leur triomphe.